21 Avril 2015

Conséquences du raisonnement par la contrainte

5 min de lecture

Comme s'il suffisait de demander

Combien de femmes faut-il pour faire un bébé en un mois ?

C'est une situation à laquelle nous avons sans doute tous été confrontés. Qu'on soit chef de projet, exécutant, directeur, manager, peu importe. Un demandeur, client ou collègue, lance un sujet infaisable. Et se montre intraitable : il faut absolument y arriver, tel quel, sans concession possible.
A la longue, ça devient usant de gérer une majorité de demande qui s'apparentent à des diktats.

Il n'y a pas de solution magique, on n'a pas toujours le loisir de refuser. Par contre j'ai fini par développer de mon côté un schéma récurrent dans la réception et la réponse à ces nouveaux projets, et pas nécessairement un bon. Un ping-pong d'arguments que ces demandeurs-de-l'extrême me lancent, de précisions que je m'efforce d'apporter, et de contre-arguments pour justifier ces demandes "infaisables".

Ping-pong verbal

Tout est faisable

Oui je sais, tout est faisable, ou presque. Ce n'est pas vrai de dire que c'est infaisable.
En beaucoup plus de mots, quand on répond "infaisable" on veut la plupart du temps faire comprendre "infaisable au regard des moyens (humains, budgétaires, techniques) qui seront alloués, des contraintes fixées, de l'écosystème, des limites de nos connaissances et compétences actuelles ou acquérables dans le temps imparti, de l'inertie, sans même évoquer des questions de rentabilité (qu'elle soit stratégique, financière ou autre)".

Mais c'est un peu long à dire à chaque fois.

C'est bon pour l'émulation

L'étape d'après, c'est de me voir expliquer que c'est bon pour l'émulation. Que peut-être qu'on n'arrivera pas à réaliser exactement super-projet-novateur-en-trois-jours-sans-budget, mais que s'il n'y avait pas des visionnaires pour donner des objectifs ambitieux, on ne réaliserait rien.
S'en suit souvent une plus ou moins longue liste d'exemples, d'Elon Musk à Steve Jobs, en passant par les grands architectes, les Géo Trouvetou du monde entier et autres visionnaires.
Et de conclure qu'on fait des demandes disproportionnées pour espérer obtenir une excellente réalisation, plutôt que d'obtenir un niveau moyen en faisant des demandes réalistes.

Si au passage on épuise, démotive, désengage et déstabilise toute l'organisation et ses membres, semble-t-il que ce ne soit pas très important.

Faut pas toujours raisonner par la contrainte

Quand l'argument des paillettes de l'émulation et de la participation à des projets sensationnels a échoué, on en arrive à la culpabilisation.
Penser réaliste pénalise l'entreprise à terme en tuant des opportunités. Raisonner par la contrainte crée du négativisme. En faisant ça on limite la créativité et la capacité d'innovation des gens. C'est un processus agressif. La réalisation des demandes en est ralentie, concentrés que nous sommes sur les problèmes plutôt que les solutions à trouver.

De mon point de vue

Les conséquences

Si on prend le contre-pied de ces arguments, et qu'on ne raisonne plus par la contrainte, les conséquences ne sont pas plus joyeuses. On dépense sans restriction (le temps, l'énergie, voire l'argent de l'entreprise, ...) et sans se préoccuper des conséquences.
A court terme, j'en conviens, on peut créer une adhésion et une émulation des équipes qui se voient allouées des moyens et travaillent sur des projets innovants et sans cesse renouvelés. Tout le monde baigne continuellement dans cette ambiance de joyeuse créativité insouciante qui domine les débuts des projets, quand on peut se permettre de ne pas encore penser aux contraintes de la mise en oeuvre.
Mais à la longue, dès que la phase de production commence en fait, les choses changent vite. Pour un projet réussi, combien échouent (que le projet ne mène à rien ou que sa concrétisation soit tellement éloignée de l'objectif fixée qu'il en devienne méconnaissable) ? Et pour chacun de ces projets partiellement ou complètement échoués, combien de personnes démoralisées de ne contribuer qu'à des échecs, de sans cesse travailler dans l'urgence, de voir leur travail sempiternellement rendu caduque par l'arrivée d'un nouveau sujet soudain plus prioritaire que la priorité de la veille ?

Alors on fait, ou pas ?

Une fois ce peu constructif échange mené, la question initiale reste : que fait-on de super-projet ?

En réalité on fait souvent, mais rarement super-projet tel qu'il était pensé au départ. On trouve des compromis.
Soit en découpant super-projet en sous-projets moins exigeants. Soit en réduisant la portée de super-projet : on le limite à quelques clients, on sort une beta, on fait un POC (proof of concept), ce qui nous autorise tout un tas de libertés et excuse les écarts entre la réalisation et la description du super-projet.
Et le temps de dire ouf super-projet a été remplacé par projet-au-top, et tout recommence.

Faire ou ne pas faire, mais mieux répondre

Finalement la question est donc moins de savoir si quelque chose sera ou pas, que quoi. Et donc de la meilleure façon de répondre à ces demandes pour que ce "quoi" soit le plus réussi possible. Ce qui signifie :

  • Nuancer : On ne répond pas "non" de but en blanc à l'ensemble de la demande, on précise ce qui nous parait faisable ou pas. La plupart du temps il y aura quand du faisable et de l'intéressant dans l'idée.

  • Etre créatif : Puisqu'il est bon pour l'émulation d'envisager tous les projets sous l'angle du faisable et non de la contrainte, on expose les alternatives. On fait travailler sa cervelle et on propose des solutions, toutes les solutions. Même si l'alternative se joue entre "on peut faire mais en utilisant 45% du budget annuel pour ce seul projet et en embauchant 27 personnes demain" ou alors "il faut inventer une nouvelle science fondamentale qui va redéfinir les lois de la physique").

  • Exposer les conséquences : Qu'on soit un expert pointu ou un porteur de projet avec une vision très globale, notre refus sera toujours motivé par des conséquences pas nécessairement envisagées par nos interlocuteurs. Souvent il suffit de bien exposer les risques et les impacts du projet pour rallier les gens à nos vues.

  • Orienter : Certes il n'est peut-être pas loin d'être impossible de réaliser super-projet. Mais peut-être existe-t-il des solutions accessibles qui couvrent 80% de la demande ?

  • Retrouver le droit de dire non : Et donc, si la plupart de nos réponses sont nuancées, nos "non" reprendront bien plus de poids et de force.